Un sentier taillé dans le ciel suisse
En matière de randonnées alpines, rares sont les itinéraires qui allient esthétique vertigineuse et authenticité naturelle autant que le Hardergrat Trail. Niché entre Interlaken et le sommet du Brienzer Rothorn, ce sentier aérien est bien plus qu’un simple trek de montagne : c’est une expérience sensorielle, un défi physique et, pour les randonneurs bien préparés, une immersion directe dans l’une des lignes de crête les plus spectaculaires de Suisse romande – bien qu’elle se situe entre les cantons de Berne et d’Obwald. Alors, ce tracé est-il à la hauteur de sa réputation vertigineuse ? Oui. Et bien au-delà.
Une géographie à couper le souffle — au sens propre
Le Hardergrat longe sur environ 24 kilomètres une arête montagneuse étroite qui surplombe le lac de Brienz. Pour le comprendre, il faut imaginer un fil de rasoir verdoyant s’élevant jusqu’à 2800 mètres d’altitude, avec des pentes abruptes plongeant jusqu’à 1500 mètres de dénivelé de chaque côté. Le relief est à ce point ciselé qu’il impose au randonneur une vigilance constante. Ce n’est pas une balade du dimanche : ici, chaque pas est une décision.
Ce caractère engagé n’a rien de marketing : le trail est réputé pour être dangereux en cas de mauvaise préparation ou de météo capricieuse. À noter que la carte nationale suisse (Swisstopo) précise clairement que certaines sections sont réservées aux marcheurs aguerris. Le balisage y est également limité, misant sur l’autonomie et l’expérience des pratiquants.
Un itinéraire entre ciel et lac
Le départ classique se fait depuis le sommet du Harder Kulm, accessible via un funiculaire depuis Interlaken. De là, une longue crête s’élève progressivement, passant par le Augstmatthorn (2’137 m), le Suggiture, puis plus loin le célèbre Brienzer Rothorn (2’350 m), point d’arrivée contemplatif de cette aventure alpine. En cours de route, les panoramas s’enchaînent : le lac de Brienz, aussi turquoise qu’un lagon, se dévoile entre les nuages ; les Alpes bernoises surgissent à l’horizon, tandis que les gypaètes barbus glissent au ras des cimes.
Le sentier longe l’arête pendant une douzaine d’heures de marche effective – soit une journée complète pour les plus rapides, deux pour ceux qui souhaitent bivouaquer et savourer les lueurs du crépuscule. Le bivouac est autorisé dans certaines zones (hors réserves naturelles) mais doit être effectué avec responsabilité et discrétion. Pour les moins aguerris, un segment plus court jusqu’à l’Augstmatthorn offre déjà une belle immersion sans exposition excessive.
Danger ou beauté brute : pourquoi tenter le Hardergrat ?
Si l’on met de côté les statistiques – parlons-en tout de même – on estime que moins de 5% des randonneurs de Brienz ou d’Interlaken osent s’aventurer sur l’intégralité de la crête. Ce sentier ne pardonne pas les erreurs d’orientation ou d’attention. À l’inverse, pour les amateurs de trails engagés, il offre un terrain de jeu unique en son genre.
Le plaisir est ici dans la concentration permanente, dans ces kilomètres sans repli possible, où les décisions sont millimétrées et l’esprit totalement mobilisé – une forme de méditation active, paradoxale mais grisante. De nombreux passionnés décrivent le Hardergrat comme un rituel annuel, une mise à nu complète face aux forces élémentaires.
Préparation et équipement : l’intransigeance est de mise
Le Hardergrat n’exige pas d’équipement d’alpinisme à proprement parler, mais une préparation irréprochable. Voici les éléments incontournables à anticiper :
- Chaussures de montagne avec bonne accroche (éviter les chaussures de trail urbain ou trop souples)
- Carte topographique et GPS – ou à défaut, une application fiable avec GPS hors-ligne (SwissTopo, Komoot, Gaia)
- Réserve d’eau suffisante : aucun point de ravitaillement sur le sentier
- Couche coupe-vent imperméable : les conditions météorologiques changent rapidement en altitude
- Lampe frontale de secours : en cas de retard imprévu sur l’horaire
Il est conseillé d’avoir un certain historique de randonnées avec plus de 1’000 mètres de dénivelé positif, et d’être à l’aise avec l’exposition (absence de vertige, bon équilibre sur terrain instable). Une fois engagé, il n’y a quasiment pas d’échappatoire avant d’atteindre Brienzer Rothorn ou de redescendre aux stations intermédiaires (Schönbüel notamment), ce qui prolonge la journée de plusieurs heures.
Retour d’expérience : parole aux randonneurs romands
Matthieu R., passionné d’alpinisme et ingénieur basé à Lausanne, a réalisé la traversée en une journée : « Le plus marquant, c’est cette sensation de solitude au milieu d’un environnement si immense. Tu poses un pied devant l’autre sans distraction, c’est un exercice de présence absolue. » Il évoque aussi le croisement avec un bouquetin au lever du jour, moment suspendu au-dessus du lac.
Camille, cheffe de projet en écotourisme dans le Jura, a préféré scinder le parcours en deux jours avec une nuit en bivouac : « C’est l’un des rares endroits où j’ai eu l’impression d’être à la fois minuscule et puissante – cette dualité m’a bouleversée. » Elle évoque un lever de soleil sur les Alpes valaisannes, un souvenir gravé à vie.
Un joyau fragile : enjeu écologique en filigrane
On ne peut pas évoquer le Hardergrat sans mentionner l’impact environnemental potentiel d’un afflux massif de visiteurs. Si ce sentier reste relativement préservé, c’est aussi grâce à sa difficulté naturelle qui agit comme barrière. Toutefois, des plateformes de randonnée ou de réseaux sociaux ont récemment contribué à sa popularisation, parfois auprès de publics peu préparés.
Les autorités cantonales et fédérales, ainsi que des associations locales (telles que Pro Natura et Mountain Wilderness), suivent de près l’évolution de la fréquentation sur cette crête fragile. Il est donc essentiel, pour chaque visiteur, d’adopter une pratique responsable :
- Éviter de randonner en groupe trop nombreux
- Ne pas sortir du sentier balisé pour préserver les pelouses alpines
- Redescendre avec tous ses déchets — même biodégradables
- Préférer les transports publics aux voitures individuelles pour accéder au départ
Adopter une éthique de la montagne est plus que jamais d’actualité. Le Hardergrat, dans sa majesté, impose aussi un devoir de respect envers l’ensemble du vivant qui y trouve refuge.
Accès, logistique et alternatives
Le point de départ du trail se fait généralement à Harder Kulm, accessible en funiculaire depuis Interlaken Ost. Le terminus naturel du sentier est le Brienzer Rothorn, que l’on peut redescendre via un train à crémaillère vers Brienz, ou en randonnée si les jambes tiennent encore. Prévoir un départ très matinal (premier funiculaire) est stratégique, tout comme vérifier les horaires de retour du train du Rothorn, qui ne circule pas toute l’année.
Pour ceux désireux de vivre une expérience alpine sans l’exposition totale du Hardergrat, la région propose plusieurs alternatives de niveau intermédiaire :
- Randonnée au Faulhorn, avec vue sur le lac et passage par le Schynige Platte
- Ascension de l’Augstmatthorn en aller-retour depuis Lombachalp
- Tour du lac de Brienz en version partielle — une solution familiale et panoramique
Chaque parcours offre sa propre palette de paysages, mais aucun ne rivalise avec la ligne de crête unique du Hardergrat. Cette dernière restera une frontière mystique entre le ciel et la terre, entre le courage et la prudence, entre liberté et fragilité.
Alors, tenté par l’expérience ? Que ce soit cette année ou la prochaine, le Hardergrat ne s’offre pas à la légère – mais il récompense chaque pas avec la brute intensité des sommets suisses.